«Les JICs sont essentiels et demeurent des phares.»

Le secteur des médias connaît une mutation fulgurante: usages fragmentés, internationalisation des plates-formes et nouvelles technologies confrontent aussi les organismes de référence à des défis. Dans une interview menée par Mike Weber, Director of Marketing and Sales REMP, Tanja Hackenbruch, CEO de Mediapulse, et Jella Hoffmann, CEO de la REMP, expliquent de quelle manière elles réagissent à ces évolutions, quel rôle jouent les alliances et pourquoi la solidité des données est plus déterminante que jamais.
La REMP et Mediapulse coopèrent depuis des années avec succès. Depuis l’arrêt de la recherche sur l’audience en ligne par Mediapulse, il n’y a actuellement, hélas, plus d’études publiées en commun. Existe-t-il d’autres domaines dans lesquels ces deux organismes de référence coopèrent ou exploitent des synergies?
Jella Hoffmann: Jusqu’à cette année, nous avons publié avec Mediapulse l’étude MACH Total Audience. En outre, nous avons des échanges permanents, par exemple à travers des activités communes de communication et de formation ainsi qu’en nous investissant dans des associations nationales et internationales.
Tanja Hackenbruch: Tout à fait. Cette étroite coopération existe aussi par-delà la recherche, par exemple dans la coordination relevant de la politique des médias, dans les échanges de savoir-faire ou sur des sujets comme l’intégration de données et la connectivité des utilitaires. Nous nous impliquons ensemble en faveur de l’importance des données de référence et de la visibilité des JICs (Joint Industry Committees).
Les groupes internationaux comme Google et Meta aspirent désormais une part considérable des budgets publicitaires. Comment les deux JICs que sont la REMP et Mediapulse peuvent-ils contrer cela?
Tanja Hackenbruch: Je considère que notre rôle est avant tout d’informer et de collaborer activement aux initiatives politiques, par exemple par le dialogue avec l’OFCOM ou en nous impliquant dans l’AMC (Audience Measurement Coalition). C’est seulement si tous les acteurs, des médias aux consommateurs, en passant par les politiques, ont bien conscience de l’enjeu que les choses pourront bouger. Par ailleurs, en tant qu’organisme de référence, nous nous engageons en faveur de conditions concurrentielles équitables, aussi face aux groupes internationaux qui, jusqu’ici, se soustraient à la recherche. Nous recherchons le dialogue avec eux depuis des années, directement et par les voies politiques. La pression monte, même si ce n’est que lentement.
Jella Hoffmann: Nous ne pouvons certes pas empêcher directement l’aspiration des budgets publicitaires, mais en tant que JICs, nous pouvons fournir aux médias suisses des données valides et exhaustives avec lesquelles ils peuvent améliorer leurs offres et les faire évoluer de façon ciblée. Cela représente une véritable valeur ajoutée par rapport aux groupes mondialisés. En outre, nous mettons à la disposition du marché des données neutres sur les prestataires internationaux, même dans les cas où ceux-ci ne participent pas activement aux mesures les concernant. Sans oublier que nous rappelons régulièrement la valeur de la transparence et d’une mesure indépendante des performances; un atout de poids pour les médias nationaux sur le marché publicitaire.
Les médias imprimés subissent une forte pression des coûts. Quel en est l’impact sur les projets de recherche de la REMP?
Jella Hoffmann: Nos clients et nos partenaires sur le marché savent que la recherche à un niveau élevé de qualité a un coût. Parallèlement, nous ressentons aussi la pression des coûts et optimisons en permanence, aussi parce qu’en cas de consolidation de médias ou de cessation d’activité, les projets de recherche financés en commun deviendraient plus chers pour tout le monde. Grâce à des mesures ciblées, nous sommes toutefois, depuis des années, parvenus à maintenir à la fois la stabilité et l’efficience des coûts, à moins de 1% des recettes publicitaires de la presse imprimée. Une certaine pression aiguise aussi le regard vers l’essentiel et encourage l’apparition d’idées neuves. Ainsi testons-nous constamment de nouvelles méthodes d’enquête et examinons-nous les synergies possibles avec d’autres études et prestations.
Dans l’audiovisuel, les budgets sont également à la baisse. Quelles mesures prend Mediapulse pour cependant garantir la qualité et la continuité de la recherche média?
Tanja Hackenbruch: Nous faisons face à la baisse des budgets par l’innovation, une coordination étroite avec les acteurs de la profession et par la poursuite du développement technologique. Dans le domaine de la radio, nous travaillons avec le secteur à des solutions pérennes et efficientes en termes de coûts. Les premières options sont sur la table et il sera bientôt décidé de leur concrétisation. Parmi les premiers résultats, mentionnons le produit Radio Streaming Data, lancé en avril. En matière de recherche TV, nous avons réalisé en 2024 des progrès importants sur le système de mesure hybride, par exemple par le biais de données haute résolution (Hi-Res) et par l’intégration de données issues des set top boxes, le tout sans coûts supplémentaires pour le secteur. Parallèlement, nous nous sommes impliqués politiquement en faveur d’un ajustement de la LRTV pour que les subventions puissent être employées également pour les dépenses de fonctionnement, ce qui constituerait un levier essentiel pour pérenniser la recherche média en Suisse.
Quel rôle jouent les JICs au regard d’une offre médias de plus en plus fragmentée des différentes sources de données?
Jella Hoffmann: Précisément dans un environnement médias de plus en plus fragmenté, les JICs demeurent un phare auquel on peut se fier. Leur mission première est de fournir des visions d’ensemble neutres du marché ainsi que des données les plus comparables possible. Ils sont particulièrement dignes de confiance en tant que sources de données car, contrairement aux autres acteurs, ils n’ont aucun intérêt financier propre, directement lié au résultat, par exemple à un certain niveau de performance publicitaire.
Les JICs définissent les normes du marché. Celles-ci sont-elles aujourd’hui encore suffisantes pour restituer une image fidèle de la réalité complexe des médias numériques?
Tanja Hackenbruch: Absolument! Les normes existantes sont le fondement, mais celui-ci doit constamment évoluer, être amélioré. L’univers des médias numériques évolue très rapidement: nouvelles plates-formes, nouveaux formats et modes d’utilisation. Les JICs doivent ici faire preuve de souplesse et, avec les acteurs du marché, définir de nouvelles normes afin de conserver l’importance de leur rôle. Ce faisant, il est essentiel de ne pas retomber en deçà des prestataires internationaux; en effet, des normes plus faibles mettraient en péril la qualité et la transparence de notre système de mesure.
Comment voyez-vous l’impact de l’intelligence artificielle et des utilitaires d’analyse automatisés sur l’avenir de la recherche média?
Tanja Hackenbruch: L’IA et les utilitaires d’analyse automatisés modifieront durablement la recherche média: ils ouvrent de nouvelles perspectives et permettent de nouveaux types d’analyses et surtout des analyses plus rapides. Mais la meilleure des IA a besoin de données de départ de grande qualité et collectées en toute indépendance et c’est précisément là notre force. L’avenir est dans la combinaison innovation technologique et données de départ fiables. Avec l’Université de Saint-Gall, nous étudions actuellement, par exemple, la mise en œuvre de ce que l’on appelle les «réponses synthétiques». C’est là un projet de recherche intéressant qui fait apparaître les limites de l’IA.
Jella Hoffmann: Exactement! Et l’IA, comme les procédés automatisés, fait depuis longtemps partie intégrante de la recherche média, par exemple sous forme de statistiques avancées et d’algorithmes d’analyse. Mais actuellement, je ne vois pas de recherche entièrement générée par l’IA, sans aucune collecte de départ. En effet, toute IA ne vaut que par les données avec lesquelles elle a été entrainée et celles-ci doivent être générées hors système. Leur validité décide au final de la qualité des analyses reposant sur l’IA.
Comment la REMP intègre-t-elle les nouvelles filières médias dans ses études et ses audits pour obtenir une vision exhaustive de l’usage des médias en Suisse?
Jella Hoffmann: Nous élargissons constamment nos études, notamment le jeu de données intermédia de MACH Strategy, toujours en s’appuyant sur les besoins de nos clients et sur les tendances d’utilisation du moment. Nous incluons ainsi de plus en plus de nouvelles catégories comme les réseaux sociaux, les podcasts, le streaming ou les jeux en ligne. En outre, nous nous échangeons régulièrement avec les collègues au niveau international pour apprendre les uns des autres et rester réceptifs à de nouvelles idées.
Qu’entreprend Mediapulse pour réagir aux évolutions de l’usage de plus en plus fragmenté de la télé, par exemple aux Replay Ads ou à l’usage de la TV et au visionnage de vidéos sur des terminaux mobiles?
Tanja Hackenbruch: Nous réagissons à la fragmentation croissante de l’usage de la télévision par une approche systématiquement hybride dans la recherche. Celle-ci nous permet, quelles que soient les plates-formes, d’avoir une vision globale de l’usage du medium «image animée», aussi pour les Replay Ads ou l’usage de la TV et au visionnage de vidéos sur des terminaux mobiles. Nos systèmes sont en permanence améliorés afin de restituer fidèlement les changements dans les habitudes de consommation. Ainsi nos clients obtiennent-ils à la seconde près, des données sur l’usage de l’image animée, par-delà les plates-formes, contenus et mode de visualisation.
Quel est le rôle de la recherche sur les médias publicitaires dans la transition des offres médias classiques vers des plates-formes numériques et des modèles commerciaux hybrides?
Jella Hoffmann: Nos données fournissent des informations de base essentielles pour la stratégie et le développement de produits, par exemple: qui utilise quelles filières de distribution, en quoi se distingue l’utilisateur du numérique de celui de l’analogue, ou bien encore, où y a-t-il double usage? Vis-à-vis du marché, nous ne mettons pas en évidence uniquement des taux de pénétration et des types de contacts, mais également les utilisateurs·trices en numérique de médias analogiques existants, faisant ainsi apparaître la transition numérique du secteur et fournissant des informations sur les nouveaux groupes d’utilisateurs touchés par les offres numériques.
Tanja Hackenbruch: Exactement! La recherche média génère la transparence indispensable pour parvenir à rendre cette mutation mesurable et gérable. Les sociétés de médias, les régulateurs et les annonceurs sont en mesure de prendre des décisions porteuses d’avenir uniquement si les taux de pénétration et les comportements d’utilisation sont collectés de manière comparable et «trans-plateformes».
De nouvelles alliances sont-elles nécessaires entre les sociétés de médias, les agences et les JICs pour faire face à la domination des groupes internationaux? Si oui, à quoi pourrait concrètement ressembler ce genre de coopérations?
Tanja Hackenbruch: De telles alliances sont non seulement souhaitables, mais aussi essentielles pour que les médias suisses puissent continuer d’exister face à la concurrence mondiale. En plus des nombreuses initiatives positives existant d’ores et déjà sur le marché suisse et connues de tous, je tiens à souligner ici l’engagement de Mediapulse et de la REMP dans l’AMC. L’AMC se positionne comme la principale voix représentant des mesures indépendantes et équitables vis-à-vis des autorités de régulation européennes. Les premiers succès sont déjà apparus dans le cadre du Règlement européen sur la liberté des médias. Parallèlement, nous nous investissons au niveau national en faveur d’un encadrement équitable, en accord avec la réglementation de l’UE et au bénéfice de la compétitivité des médias nationaux.
Jella Hoffmann: Je ne peux qu’être d’accord. Les alliances sont aujourd’hui plus importantes que jamais, idéalement au niveau national et transcatégoriel, mais aussi de manière transfrontalière, entre sociétés de médias. De nombreuses initiatives communes aux associations de médias et au secteur publicitaire ainsi qu’aux sociétés de médias existent d’ores et déjà en Suisse. L’élément déterminant est maintenant que, si possible, tous les acteurs du marché s’impliquent et continuent ainsi de renforcer le marché suisse. Il est particulièrement encourageant de constater qu’un certain nombre de maisons d’édition, malgré un environnement difficile, poursuivent ensemble la recherche en ligne (ODS). Le fait que d’autres prestataires se joignent à elles constituerait un signal fort envoyé au marché.
Merci de ces passionnantes explications.